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23 mars 2008

QUI SONT LES VIOLENTS?

Pour les uns, la véritable violence. C'est celle du grand capital, de la conspiration des multinationales à l'origine des inégalités. Du chômage de masse et de la précarisation de pans entiers de la population. Pour les autres, la violence est celle des délinquants des banlieues certains vont même jusqu'à parler de «bandes ethniques» qui terrorisent une population qui aspire au calme et à la sécurité. Dans les deux cas, la violence est considérée comme un mal extérieur contre lequel il faut lutter. Peu ou prou, chacun s'aligne. en fonction de ses a priori idéologiques sur l'une ou l'autre de ces propositions. Et de plus en plus d'ailleurs, pour certains, en combinant l'une et l'autre, ce qui renforce le sentiment d'impuissance. En effet, comment pourrions-nous lutter contre une violence qui parait être le résultat d'un ensemble de phénomènes sur lesquels nous n'avons pas de prise? Comment des enseignants, des travailleurs sociaux, pourraient-ils réagir efficacement face aux conséquences de la crise urbaine, sociale et familiale? La tentation est grande alors de chercher à se protéger par tous les moyens des fauteurs de trouble.

Ma pratique professionnelle qui consiste depuis des années à écouter sans a priori et sans jugement les habitants des quartiers populaires mais aussi les policiers, les enseignants les travailleurs sociaux, les élus et à les faire travailler ensemble sur ce type de problèmes, m'a appris deux choses principales.

La première, c'est que les deux propositions citées plus haut contiennent chacune une part de vérité, même si ces vérités sont contradictoires. Il faut traiter ensemble, de façon systémique, radicale et transdisciplinaire ces deux formes de violence. Quand on ne traite pas les violences circonscrites aux banlieues, l'espace public disparaît, surtout pour les plus défavorisés; la peur et la haine prolifèrent, avec toutes les conséquences et les risques que l'on connaît. En même temps, on ne peut se contenter de vouloir éradiquer ce symptôme sans tenir compte du terrain qui le produit. L'état de la société et de ses institutions. On doit voir que tout le système est miné par la violence. Elle est présente sous toutes ses formes dans l'ensemble du corps social: xénophobies, violences dans les entreprises et les institutions, violence économique et sociale, violence institutionnelle, violences familiales...

La seconde, c'est qu'on ne peut agir que si l'on considère à la fois que la violence touche d'une façon ou d'une autre tous les membres de la société, et en même temps qu'elle se manifeste de façon extrêmement visible chez des jeunes issus de l'immigration maghrébine et africaine dans les quartiers populaires. Une minorité importante de ces jeunes est à l'origine de violences dont la presse se faitrégulièrement l'écho. Les délits et les incivilités commises par une minorité de ces jeunes risquent à la longue d'en faire le bouc émissaire idéal de tous nos dysfonctionnements sociaux. En thérapie familiale, on appelle "malade désigné" le porteur du symptôme qui mine l'ensemble de la famille.

Qu'est-ce qui fait que ces jeunes portent dans notre société les symptômes de nos maladies sociales?

La première des maladies sociales, c'est la dépression: beaucoup de personnes dans nos sociétés se sentent inutiles, sans valeur, sans projet, sans avenir. La conséquence est un état de dépression cachée, latente ou reconnue, un recours à diverses formes de toxicomanies (médicaments, alcool, drogue, consommation). Ce sentiment d'inutilité sociale qui touche une grande partie de la population touche d'autant plus ces jeunes des quartiers populaires qui ont vécu l'échec scolaire et professionnel, le mépris, le racisme et qui vivent dans des familles frappées par les conséquences d'une très difficile sortie de la société patriarcale.

La deuxième maladie sociale, c'est la psychopathie. Le climat de compétition et la «Lutte des places » induit des comportements caractérisés par une forme d'égoïsme, d'indifférence aux autres ou d'absence d'empathie. Certains ont même parlé d'une «macdonaldisation» du monde. Ce type de message a eu forcément un impact très grand sur des personnes socialement fragiles et en perte de repères. " C'est la faute à crocodile ", a dit un jour devant moi une vieille dame algérienne. Elle voulait parler, bien entendu, d'une certaine marque, symbole du terrible piège qui s'est refermé sur tant de jeunes happés par les mirages d'une société sans autre perspective que l'argent.

La troisième maladie sociale, c'est la paranoïa, la victimisation. De plus en plus de personnes dans nos sociétés se sentent impuissantes et réagissent à cette impuissance par un sentiment de persécution, une méfiance et un ressentiment à l'égard des autres, une haine portée à d'autres qui sont déclarés responsables de leurs malheurs ou de leurs frustrations. Chez ces jeunes, cette victimisation va s'exprimer sous plusieurs formes, haine des institutions qui représentent la société, méfiance et ressentiment envers le monde extérieur, peur du racisme, besoin de reconnaissance et de revanche. Les ségrégations, les discriminations sont souvent réelles, mais elles vont provoquer chez les personnes les plus fragiles des sentiments de persécution, un mécanisme de défense préventive à l'égard de l'hostilité qui ne va pas contribuer à apaiser les tensions. Toute insulte, tout regard malveillant rappellent à la condition de minoritaire mal aimé et mal accepté et va risquer d'engendrer une quête de réparation et de reconnaissance sur un mode agressif.

Trois types d'intervention

Une société forte et sûre d'elle-même peut gérer ce genre de difficultés et intégrer peu à peu ces minorités les plus fragiles. Malheureusement, en ce début de siècle, la société française ne le peut pas. Une société a besoin de se créer des boucs émissaires quand elle n'arrive plus à résoudre ses problèmes. Quand elle fait semblant d'être unie, démocratique, en croissance, et qu'elle se perd dans une autoévaluation trompeuse, dans une autojustification illusoire. Dans la réalité, nos systèmes d'intégration ont fait faillite et nos institutions sont devenues encore plus pathogènes parce que inadaptées aux réalités contemporaines. Les fonctionnements cloisonnés et descendants d'institutions comme l'école, la police, le travail social, la politique engendrent beaucoup de désespérance et de colère qui risquent de se reporter naturellement sur des boues émissaires.

De ces constats découlent trois types d'intervention:

La première consisterait à prendre le problème des violences urbaines à bras-le-corps sans se cacher derrière des explications sociologisantes ou psychologisantes qui laissent les acteurs de terrain complètement impuissants. Si tous ces phénomènes sont des conséquences de la misère, du chômage, d'un côté, ou bien, de l'autre, de la désintégration des familles, du laxisme des autorités, que peuvent faire les citoyens sinon accuser et se plaindre?... En tenant compte du fait que les violences les plus visibles sont commises par des jeunes issus de l'immigration maghrébine et africaine, il est urgent de mettre en place les moyens d'un processus de réconciliation.

Il s'agirait d'aider les parties en présence à comprendre sur quoi reposent les points de vue des uns et des autres, à comprendre les expériences réelles et les souffrances. Les expériences des «racistes » comme celles des enfants de l'immigration sont des expériences réelles. Il faut que les uns et les autres les entendent et les reconnaissent. L'organisation sociale met en présence et en contact des personnes et des groupes qui acquièrent une vision trompeuse des autres parce qu'elles ne peuvent pas avoir une vue d'ensemble sur leur réalité totale et parce qu'ils ne les fréquentent pas vraiment en dehors précisément des situations de conflit. Entre le contrôleur de la SNCF, le postier, le professeur de collège, l'îlotier et ces jeunes, la rencontre est faussée par le contexte social dans lequel elle se déroule. Il serait vain de chercher une solution unique, une panacée, il faut multiplier et favoriser des liens entre des milieux qui ne se connaissent pas, qui ont des représentations fantasmatiques ou stéréotypées les uns des autres, afin de ralentir ce processus de retour à des situations régressives et inhumaines. Il faut modifier les conditions de rencontre sociale qui provoquent des peurs, des frictions intercommunautaires et intergénérationnelles, les malentendus, les agressions oui se font écho.

Le deuxième type d'intervention possible consisterait à agir sur les représentations qui engendrent la violence. Il est important de ne pas conforter les parties en présence dans les quartiers populaires dans une logique manichéenne et quasi paranoïaque. Encenser les violents, justifier leurs actes et leurs délits revient à provoquer des incendies qui à leur tour génèrent de la peur, de l'incompréhension et de la haine. Il faut plutôt faire connaître les logiques réciproques et contradictoires, écouter les émotions y compris quand elles sont ressenties par des personnes qui ne partagent pas nos normes et nos valeurs, dépasser les jugements sur les «parents démissionnaires », les jeunes irrécupérables », les «fonctionnaires paresseux ou indifférents», les «policiers racistes», les «politiciens carriéristes ou corrompus» pour entendre la complexité des interactions humaines et la soif de reconnaissance et de pouvoir de tous et de chacun.

Enfin un troisième type d'intervention, qui conditionne d'ailleurs les précédents, peut permettre de provoquer des transformations en profondeur, le changement des institutions. La violence sous toutes ses formes est aujourd'hui l'expression d'une crise du vivre ensemble. Or les institutions ont des fonctionnements largement inadaptés à l'évolution de la société et sont donc devenues elles-mêmes pathogènes, provoquant des sentiments d'insécurité, de dévalorisation, d'impuissance et de solitude. Ceux qui font face aux plus grandes difficultés et sont le plus à même de constater les dysfonctionnements sociaux, ont besoin de prendre la parole, même si leur parole dérange, et ont besoin d'avoir le pouvoir de faire des propositions de changement. Le besoin de travailler ensemble est encore plus pressant. Les institutions doivent apprendre à travailler, surtout au niveau du terrain, d'une façon décloisonnée et trans-disciplinaire.

Toutes ces transformations des individus ne pourront se faire Si nous ne mettons pas en place une éducation, une formation à la coopération qui nous apprendrait à accepter les conflits et les remises en cause, à écouter ceux qui ne pensent pas comme nous et à nous laisser transformer par eux. Cet apprentissage nous concerne tous, quelle que soit notre position dans la hiérarchie sociale, et nous aiderait à nous délivrer en partie des conditionnements qui entraînent le mépris, l'égoïsme, la peur et donc fatalement la violence.

La violence est un puissant révélateur de nos dysfonctionnements sociaux et institutionnels et témoigne d'un affaiblissement considérable de la vie démocratique. Si son niveau augmente, on peut craindre le recours à des solutions autoritaires qui risqueraient de porter atteinte aux libertés et à la solidarité, voire d'entraîner des dangers plus graves pour notre société. Elle représente aussi une opportunité à saisir si nous savons écouter ce qu'elle nous dit sur nos besoins insatisfaits et sur notre difficulté à prendre responsabilité.

CHARLES ROJZMAN, Le Monde de l'Education, mars 2000