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19 juillet 2008

Prévention du suicide

Prévention des passages à l'acte suicidaires : émergence d'un nouveau paradigme
Dr. Frédéric Pochard et Marc Grassin


La fréquence des passages à l'acte suicidaires, aboutis ou non, est particulièrement préoccupante en France. Cependant, la politique de prévention actuelle n'a pas permis de diminuer le nombre de passages à l'acte, ni d'en augmenter la détection précoce. Les études épidémiologiques ont montré les limites des implications pratiques de leurs résultats en terme de prévention. De même, les modèles théoriques habituellement proposés, impliquant une genèse des troubles de par des conflits intra-psychiques ou psycho-biologiques ne permettent pas de rendre compte des différences majeures rencontrées en fonction du milieu culturel et social des suicidants. L'étude du passage à l'acte suicidaire dans un contexte micro social permet de faire l'hypothèse que le passage à l'acte a une fonction, supportée par un patient incapable de trouver une solution alternative dans un contexte d'indifférenciation affective. L'analyse des travaux systémiques de Louis Everstine , soulignant la colère comme mécanisme majeur, et de René Girard , exposant la valeur sacrificielle du passage à l'acte, permet de fonder une hypothèse explicative et circulaire du passage à l'acte suicidaire.
Données actuelles sur les passages à l'acte suicidaires

Le nombre estimé de suicides dans le monde est extrêmement variable, évoluant entre 120000 et 800000 par an . En France, le nombre est évalué à plus de douze mille par an, avec une augmentation de prévalence depuis plusieurs années . De nombreux facteurs de risque ont été rapportés : l'isolement social, l'existence de relations familiales appauvries, le décès récent d'un proche, les antécédents de passages à l'acte suicidaires, et l'exposition à des violences familiales. Les tentatives de suicide sont beaucoup plus fréquentes que les suicides aboutis, et leur nombre estimé de 200 000 à 400 000 par an en France. Les facteurs de risque pour les tentatives de suicide sont le stress, le manque de stratégies de protection (environnement familial), ou de communication et les pathologies associant immaturité affective et intolérance aux frustrations. Cependant, la détermination de facteurs de risques ne permet pas une prévention efficace dans une situation singulière. La prévalence accrue des tentatives de suicide et des suicides aboutis pourrait reposer sur l'augmentation des addictions, des syndromes dépressifs et du stress quotidien. Cependant, l'estimation du nombre de passage à l'acte se heurte a des limites épidémiologiques : ainsi, certains suicides sont rapportés comme des décès liés à des causes accidentelles. De plus, une majorité des tentatives de suicide, notamment chez l'adolescent, n'aboutissent à aucun contact avec le milieu médical ou psychiatrique
Hypothèses actuelles sur le passage à l'acte suicidaire
Les hypothèses actuelles ne parviennent pas à proposer d'explications cohérentes et pertinentes aux larges variations de prévalence entre différents pays pourtant proches sur un plan culturel, social et de développement économique. Les hypothèses explicatives des passages à l'acte suicidaires et de leur prévention reposent principalement sur des modèles théoriques.
Le modèle psychanalytique
L'existence de conflits intra-psychiques dans les situations de crise ne peut être remise en cause. Cependant, l'accès à une prévention nécessite une demande du patient, la mise en place d'une thérapie, dont les effets en terme de prévention n'ont à ce jour jamais été évalués. La théorie analytique reste le modèle dominant en France où le taux de suicide par habitant est l'un des plus élevés d'Europe. Si de nombreux travaux théoriques sur le passage à l'acte et la psychanalyse sont disponibles, leur application pratique reste aléatoire.
Le modèle neurobiologique
La dysrégulation de médiateurs cérébraux lors des passages à l'acte est un domaine de recherche actif. Cependant, la mise en place de traitement (notamment antidépresseurs) de plus en plus efficaces et de mieux en mieux tolérés n'est pas parvenu à agir sensiblement en terme de prévention. De plus, se pose le problème de l'accès au soins, du délai d'efficacité des thérapeutiques. Une prédisposition génétique au passage à l'acte reste également du domaine de la recherche, sans implication réelle. La prescription médicamenteuse ne suffit donc pas à fonder une prévention des passages à l'acte.
Le modèle Bio-psycho-comportemental
Ce modèle apparaît général, oecuménique, mais peu spécifique. Il associe des éléments biologiques, psychologiques et cognitivo-comportementalistes. Se voulant une synthèse des modèles précédents, il reste du domaine de la théorie, de l'analyse a posteriori, et n'a pu être appliqué dans une logique de prévention.
Le modèle social
L'explication classique sociogénique proposée par Durkheim ne saurait proposer une voie de prévention adaptée et suffisante des passages à l'acte suicidaires. Si l'attachement spirituel et la famille sont reconnus comme protecteurs, il semble difficile dans une société post-moderne de rétablir des valeurs trop souvent considérées comme conservatrices ou archaïques par beaucoup. Elle risque même de par le fatalisme et la complexité qui y sont attachés, de justifier l'impossibilité de prendre en charge le problème du suicide. Rappelons que le modèle de société " en crise " ne permet pas d'expliquer les différences de fréquence des passages à l'acte retrouvées entre des pays à développement ou contexte social très différents ou très proches (le taux de suicide en France est deux fois plus élevé qu'en Espagne).
Le modèle institutionnel
La prise en charge hospitalière des patients souffrant de pathologies mentales à risque de passage à l'acte suicidaire (dépression ou troubles psychotiques) n'a pas permis à ce jour une prévention efficace. Certains proposent une hospitalisation systématique des tentatives de passage à l'acte, alors que le taux de mortalité intra-hospitalier par suicide est très élevé, et que la sortie d'hospitalisation représente un facteur de risque identifié. Aucune étude ne permet de vérifier un effet préventif des soins psychiatriques à l'hôpital en terme de prévention du suicide, malgré la fréquence de décisions d'hospitalisation lors de menaces de suicide, et la multiplication de structures médiatisées de prises en charge spécialisées pour adolescents. L'accès aux soins médicaux ou psychiatriques ne constitue donc probablement pas le seul point díune prévention efficace.
Un modèle politique ?
L'analyse des modèles classiques montre une confusion entre la prévention du passage à l'acte (prévention primaire), et la prise en charge de tentatives de suicide non aboutis (prévention secondaire). De plus, les études internationales notent qu'il n'existe aucune relation entre la disponibilité et la consommation de soins psychiatriques de la population et le taux de suicide (la fréquence des suicides est moitié moins importante au Royaume Uni qu'en France, malgré des structures de soins moitié moins nombreuses et une consommation de psychotropes moitié moindre) . Le suicide, souvent présenté comme un drame social, n'est pas à ce jour en France l'objet d'une réelle prévention à échelle nationale, malgré une préoccupation affichée de responsables politiques. Il apparaît même une relative indifférenciation dans la prévention des situations de passage à l'acte : chacun des intervenants (psychiatres, médecins généralistes, politiques, travailleurs sociaux, etc.) se reconnaissent concernés et inquiets du phénomène, mais aucun ne semble accepter de d'assumer l'autorité d'une politique de prévention. La faillite des modèles présentés est sans doute pour une grande part responsable de cette situation. Les rares initiatives reposent sur les associations de proches de personnes ayant commis un suicide abouti. La formation et l'enseignement à la prévention des passages à l'acte suicidaires ne repose que sur l'énonciation des facteurs de risques. L'organisation des soins, l'intervention de la famille et des travailleurs sociaux se heurte à un système de prise en charge rigidifié (la disponibilité des structures de consultation spécialisées de proximité étant très largement insuffisante). La confusion inhérente à la complexité des passages à l'acte suicidaires participe à une indifférenciation des missions. La théorisation par des modèles linéaires semble peu pertinente pour promouvoir une politique pragmatique de prévention. Enfin, sur le plan clinique, il semble délicat de considérer une tentative de suicide médicamenteuse de quelques comprimés (dans la grande majorité des cas sans conséquences somatiques graves) au même titre qu'une tentative par arme à feu ou défenestration (le plus souvent aboutie). Dans le premier cas, le décès peut être considéré comme accidentel, dans le second, la survie est exceptionnelle. Aucun des modèles présentés ne permet une distinction entre des situations pourtant très différentes. La violence de l'acte et son contexte pourraient constituer des éléments majeurs du décryptage d'un passage à l'acte, et constituer le socle d'une hypothèse complémentaire.
Hypothèses systémiques et mimétiques des passages à l'acte suicidaires
a) Hypothèse systèmique
L'hypothèse systémique, circulaire, que nous proposons repose sur l'existence de conflits relationnels, plus ou moins élaborés, liés à une rivalité et menant à une situation de crise dans laquelle le passage à l'acte est supporté par la colère. La capacité à dominer ses tensions psychologiques font normalement partie de l'apprentissage personnel et social de toute personne vivant en collectivité, et de nombreuses personnes souffrant d'affections psychiatriques (troubles de la personnalité notamment) gèrent mal leurs potentialités agressives face à des problèmes psychosociaux ou matériels et sont victimes d'explosion coléreuses irresistibles . Plus que le contenu du symptôme, la théorie systémique en relève la fonction dans son contexte. La rivalité relationnelle (enjeu de contrôle ou de pouvoir) peut mener à des sentiments de frustration affective, de trahison, parfois non élaborés, et reposant sur des éléments dont la valeur objective (contenu du discours) n'ont pas de rapport évident avec l'intensité de la douleur affective. Cette escalade peut mener à une crise, marquée par la violence (implicite ou explicite) et l'émergence ou l'acutisation de symptômes psychiatriques. Ces symptômes ont, dans l'approche systèmique, une fonction visant à déséquilibrer la rivalité relationnelle en faveur du patient, au prix d'une souffrance psychique et de ses conséquences. Le débordement des capacités du sujet à réguler ces tensions contextuelles en situation de crise fonde le risque de passage à l'acte suicidaire, vu comme la seule alternative pour mettre fin à l'escalade. La présence de troubles de l'intentionnalité de soi même ou d'autrui (notamment dans les psychoses schizophréniques et les dépressions sévères), la prise de toxiques, l'incapacité à élaborer des solutions alternatives sont des facteurs de risque majeurs de passage à l'acte. Ainsi, la fonction d'un passage à l'acte suicidaire peut être présentée comme une expulsion du suicidant d'un contexte de rivalité, et de recueillir, au prix d'une confrontation à la mort ou de la mort, une position dans laquelle les sentiments de frustration et de colère seront apaisés .
Hypothèse mimétique
Par l'analyse de textes sacrés, mythiques ou littéraires, René Girard souligne l'universalité du désir mimétique et le danger de l'indifférenciation dans les sociétés humaines, lié à la crainte du drame mimétique où chacun devient le rival de l'autre. Le désir mimétique repose non sur la valeur " contenu " de l'objet du désir, mais sur le fait qu'un, ou plusieurs autres le désirent " fonction ". Dans son hypothèse, la rivalité liée au désir mimétique mène à une crise, dont la résolution passe par la désignation et l'expulsion d'un bouc émissaire afin de stabiliser la société. La culpabilité du bouc émissaire repose sur l'unanimité du corps social, et non sur sa réelle et objective responsabilité dans le chaos. L'expulsion de la victime émissaire est un mécanisme cathartique reposant sur la violence suivi d'un apaisement des tensions lié à la croyance en la culpabilité a posteriori de la victime dans l'émergence des troubles. La méconnaissance d'une transformation de la violence initiale vers une rationalisation dans l'ordre culturel demeure nécessaire au bon équilibre secondaire : le mécanisme de violence contre une victime désignée doit être caché ou inconscient pour être efficace. L'unanimité du groupe pour la culpabilité et la responsabilité de la victime est un acte fondateur par la validation de la fin du chaos et de la crise après l'expulsion de la victime. Ce mécanisme, fondateur des sociétés humaines, se répète afin de maintenir la cohésion du corps social. Il doit être, pour René Girard, dévoilé afin de restaurer la vérité face aux mythes. La dénonciation (consciente ou non) de ce mécanisme d'expulsion par son utilisation dans une démonstration de violence extrême et díauto-expulsion constitue un élément de notre hypothèse.
Vers un nouveau paradigme ?
Le passage à l'acte suicidaire peut être analysé comme une utilisation par le suicidant de la violence dans l'objectif de mettre fin à des conflits relationnels, eux mêmes vécus comme violents. Le rival désigné peut être une ou plusieurs personnes, mais aussi une structure sociale. En fonction du contexte (dont fait partie intégrante la pathologie psychiatrique du patient), la confrontation au tabou de la mort est un risque prévisible sans que la mort soit intentionnelle afin de temporiser la rivalité par un acte symbolique (suicides non aboutis), où la violence de l'acte est absolue afin de mettre définitivement fin à la rivalité (suicides aboutis). Les objectifs, inconscients le plus souvent, du passage à l'acte sont la dénonciation de la rivalité et une redéfinition du cadre relationnel plus favorable et moins angoissant pour le suicidant. Les conséquences souhaitées, bien que parfois non élaborées, du passage à l'acte sont également une stigmatisation de la responsabilité du ou des rivaux dans la genèse du passage à l'acte. La fin du chaos et de la violence a posteriori doit " valider " la fonction du passage à l'acte, en attirant paradoxalement l'attention sur son contenu, fortement symbolique car constitué d'une confrontation à la mort. La victimisation du suicidant au décours du passage à l'acte constitue un mécanisme d'auto-expulsion, que l'on peut rapprocher de l'hypothèse de René Girard. Leur culpabilité et leur responsabilité, supportées par le fait que le suicidant est irresponsable en raison de ses symptômes, ne peut être considérée comme la vérité, mais comme un mythe fondateur. Le dévoilement de ce mythe au décours du passage à l'acte n'est possible que si le mécanisme lui-même est reconnu. L'hypothèse systémique et relationnelle permet d'introduire cette reconnaissance. Dans les suicides aboutis, les moyens choisis (ou le contenu relationnel) sont une violence absolue, auto-sacrificielle mais hétéro-agressive, une auto-expulsion qui mène paradoxalement à la présence constante du suicidé. La mise en scène symbolique (disparition, mot laissé aux survivants, lieu, date) permet le plus souvent pour le suicidé de désigner ses rivaux. Les conséquences de l'acte sont la souffrance immédiate des proches et/ou rivaux, le plus souvent tempérée par une rationalisation unanime utilisant des hypothèses linéaires (supportées par les différents modèles proposés par la psychiatrie) ayant pour fonction de proposer un mythe protecteur. Cependant, à plus long terme, l'émergence de la culpabilité des survivants (qui repose sur le mécanisme victimaire et non sur leur responsabilité), leurs ruminations, la mise en place de mythes individuels, d'autant plus difficiles à évoquer qu'ils reposent sur le tabou de la mort validera le mécanisme victimaire. Le contexte des passages à l'acte non aboutis comprend fréquemment des menaces de passage à l'acte (escalade), et concerne plus fréquemment des femmes . Le tableau clinique le plus fréquent comprend immaturité affective, théâtralisme, et difficultés d'élaboration affective. La médicalisation de la société entraîne une disponibilité et une consommation accrue de psychotropes. Leur innocuité revendiquée en terme de pronostic vital, la prévalence accrue des passages à l'acte (amplifiant le mimétisme) et leur banalisation, et la mise en place de structures de prévention secondaire permettant à la fois une victimisation et l'obtention de bénéfices secondaires sont probablement responsables de l'augmentation de fréquence des suicides non aboutis. Le passage à l'acte reste dans une logique relationnelle et thématique, ayant pour objectifs une escalade " contrôlée " par un rapport de force (bénéfices secondaires) et une trêve dans la rivalité. Les moyens utilisés instaurent un contexte de violence théâtralisée et une confrontation revendiquée à la mort. Les conséquences en sont exceptionnellement le décès, généralement accidentel . Néanmoins, ce risque est réel, et doit interdire toute banalisation. L'irritation des proches mène à un isolement du suicidant, qui augmente considérablement les risques d'une mise en scène aux conséquences dramatiques (retard de découverte par l'entourage, par exemple) . A l'inverse, une victimisation excessive du suicidant le culpabilisant risque de mener à une récidive, par la colère inhérente que cette attitude implique . Dans la grande majorité des situations, les conséquences du passage à l'acte seront une réorganisation du système relationnel.
Application pratique du modèle à la prévention
La prévention des passages à l'acte est difficile pour de nombreuses raisons : le suicide reste un évènement rare (en moyenne 20 à 30 cas par an pour 100 000 habitants), et les tentatives de suicides, plus fréquentes, ne donnent pas toujours accès à un contact médical. De plus, lorsqu'une prévention secondaire est proposée, le taux de suivi est extrêmement faible, et les résultats aléatoires . Il semble donc indispensable, dans une politique de prévention, de ne pas seulement inclure des moyens médicaux de prévention secondaire (prise en charge après un suicide non abouti), mais primaire, et donc d'inclure des intervenants beaucoup plus nombreux (professeurs et travailleurs sociaux notamment). De nombreux programmes de prévention des passages à l'acte suicidaires ont été proposés , mais leur efficacité (lorsqu'elle a été évaluée) ne permet pas de conclusion formelle. De ce constat, certains préconisent la limitation de tous les moyens spécialisés mis à disposition pour prendre en charge les suicidants, dans l'objectif de limiter la banalisation des passages à l'acte et l'effet d'entraînement ou de mimétisme que peut provoquer l'existence d'une politique de prévention non ciblée , c'est à dire ne disposant pas d'une théorie circulaire pour expliquer le passage à l'acte, et niant le contexte. Si nous retenons l'hypothèse de la théorie mimétique, il devient nécessaire de souligner l'échec du mécanisme victimaire dans les situations de passage à l'acte suicidaire : le suicide, malgré la mise en place de rituels symboliques visant à désigner les coupables, est marqué par l'émergence de troubles de l'intentionnalité liés à la colère du suicidant, et par le fait que tous les proches (et pas seulement le ou les rivaux) sont concernés. Ainsi, tout comme la désignation d'une victime émissaire ne parvient pas à stabiliser définitivement une société, l'auto-expulsion victimaire ne parvient pas à déstabiliser les survivants comme en avait l'intention non élaborée et souvent inconsciente le suicidé. Les rivaux peuvent être indemnes, et d'autres irrémédiablement bouleversés. De même, dans les suicides non aboutis, la réorganisation relationnelle n'est le plus souvent que transitoire, avec un taux de récidive très important, multipliant les risques de suicide abouti. La faillite annoncée des conséquences (conscientes ou non) du projet de suicide est l'élément majeur de la prévention lorsque l'on est confronté à une situation de menace de passage à l'acte. Il convient de rappeler que, comme dans la théorie exposée par René Girard, la responsabilité ou la culpabilité du ou des rivaux désignés n'est nullement nécessaire. Seule suffit la conviction du suicidant. Le travail de prévention ne doit pas attendre une menace explicite, mais débuter dès qu'un intervenant considère que le risque existe. La recherche d'une médicalisation, en raison de la difficulté de l'accès aux soins en situation de crise, doit être recherchée, mais n'est pas prioritaire immédiatement. Le premier but doit être de définir d'emblée le rival et les alliés du patient, avec lui, et d'éviter la banalisation (prévention de la répétition) et la dramatisation (prévention de la stigmatisation) de sa colère (consciente, élaborée ou non) en proposant une alliance forte au suicidant. D'emblée, le travail de prévention doit disposer de temps : une prise en charge peut durer plusieurs heures, et le temps (qui doit être utilisé et non subi) est l'un des moyens, associé à une présence et une disponibilité constante, d'éviter la banalisation. L'entretien peut se centrer, dans un premier temps, sur la recherche, par une discussion emphatique et compassionnelle des facteurs de frustration, de trahison, de colère. L'interlocuteur du suicidant se doit de reconnaître ouvertement ses limites, son inquiétude, en évitant une relation fusionnelle et un risque de manipulation. Le bon sens est souvent un meilleur allié que des connaissances théoriques sur la psychologie. De même, une attitude trop rigide risque de placer l'interlocuteur dans le rôle d'un nouveau rival (ou d'un rival supplémentaire), avec une escalade de colère et un risque accru. Il n'est pas nécessaire de prendre parti dans les éléments de rivalités qui opposent le suicidant à ses rivaux désignés, et une neutralité affichée est probablement meilleure garante d'une alliance qu'une adhésion totale aux griefs ou un déni de ceux-ci. Au-delà de l'identification du ou des rivaux, il est indispensable de définir les alliés potentiels du patient (parents, enfants, amis, frères ou soeurs, professeur ou éducateur). Le travail de déconstruction, prudent, des conséquences du projet de suicide peut alors être abordé. Le suicidant, dans sa colère, est peu capable de se projeter dans l'avenir. L'intervenant peut alors évoquer les conséquences affectives pour les alliés du suicidant, en soulignant les souffrances qu'un passage à l'acte impliquerait pour ses alliés, puis l'inadéquation entre la douleur de ces derniers et la banalisation possible des rivaux. Dans ce cadre, il peut être proposé d'anticiper le déni ou la banalisation possible des rivaux après le suicide (par exemple, en soulignant que le décès sera mis sur le compte d'un accident, que le suicidant était saoul, etc.), tout en introduisant des éléments positifs : intérêts des alliés dans la survie du suicidant, futilité de l'acte. La valorisation des projets du suicidant (professionnels, affectifs, etc.) permet de souligner la violence potentielle de l'acte en le replaçant dans son contexte, et en soulignant sa disproportion. La proposition de solutions alternatives permet d'ébaucher une négociation. Un élargissement du contexte par un contact avec des proches évite le clivage et l'isolement . Dans les situations de mineur suicidant, un contact avec les parents est indispensable, afin de rétablir une autorité qui ne doit pas reposer sur l'intervenant seul. De même, en situation de danger immédiat, un appel aux sapeurs pompiers permet un accès à des soins et à un cadre très rapidement. Au décours de l'entretien, l'objectif doit être d'éviter que le patient reste seul en proposant des solutions (modification de l'hébergement transitoire, arrêt de travail pour le patient et/ou un proche, accès rapide à des soins spécialisés). La proposition, au patient et aux proches d'une disponibilité de soins en cas d'urgence et d'un réseau (hôpital général, associations, etc.) est indispensable, au même titre que, si la négociation échoue et que le risque persiste, l'évocation de la réelle possibilité de contraindre le patient à des soins dans une logique de protection, y compris contre son gré. Cet aspect peut être utilisé paradoxalement comme une ouverture de la discussion, recadrant la détermination et la responsabilité de l'intervenant, et impliquant pour le suicidant une nécessaire réassurance afin d'éviter des conséquences non souhaitées à sa menace de passage à l'acte.
Aux modèles explicatifs habituels des passages à l'acte suicidaire, reposant sur des causalités le plus souvent linéaires, nous proposons une vision contextuelle permettant l'émergence d'éléments de prévention primaire du suicide. La participation d'intervenants non médicaux, en complément du dispositif de soins, apparaît un élément indispensable car autorisant une prise en charge immédiate et en amont du geste suicidaire, dès la perception d'un doute ou d'une menace. Dans des moments d'indifférenciation affective, où seule la colère semble guider l'acte, et où toute élaboration d'une solution alternative par le suicidant est impossible, nous proposons de restaurer une analyse du contexte, une restauration de l'autorité, et une vision circulaire (c'est à dire impliquant l'ensemble des personnes concernées par le projet de passage à l'acte). La diminution de la fréquence des passages à l'acte doit être une priorité politique de santé publique.