L'accueil des élèves à besoins éducatifs particuliers dans notre école pose désormais moins de problèmes, mais il faut reconnaître encore une certaine stigmatisation des particularités par rapport à la norme figurée par un idéal-type d'élève. Objet de débat récurrent, comment répondre, en classe, à la précocité intellectuelle ?
L'histoire montre que le débat sur la place des élèves handicapés ou en marge des normes sociales s'enracinait dans le choix de la pédagogie à développer au profit de sujets assez clairement identifiés. La première question fut de savoir si ces enfants-là étaient éducables. Il y fut répondu positivement très tôt.
Bien sûr, on peut dire que la loi de 1909 créant les classes de perfectionnement entraîna de l'exclusion. Cependant, cette exclusion demeurait à l'intérieur de l'école. Ces classes s'adressaient à ceux que l'on appela les anormaux d'école, puis les déficients intellectuels légers dès que fut élaboré le concept de "Quotient Intellectuel". Pour leur prise en charge, c'est plus complexe. L'école a été rejetante jusque dans les années 1990. Le prétexte en était la crainte de ne pas savoir faire, ou de faire du mal ; il n'y a pas d'idéologie dans cette attitude.
L'identification de handicap et d'élève handicapé permit de sortir de cette situation. Dès lors on savait de quoi on parlait et on pouvait réfléchir à des remédiations. L'histoire de la prise en charge des enfants trisomiques montre cette évolution. Rappelons aussi la prise en charge des enfants atteints de troubles sévères du langage. Quand la science identifia ces troubles et les enfants qui en sont porteurs, l'école assuma leur prise en charge.
Les intellectuellement précoces dans le système français
On ne peut dire les mêmes choses concernant les élèves intellectuellement précoces L'école ne se défausse pas de ses responsabilités : elle paraît ne pas reconnaître le problème [1] .
Cela pour deux raisons. On ne sait pas encore définir la précocité intellectuelle ; l'idée de la prendre en charge (si elle est reconnue), va contre le système de valeurs de l'école française. Il n'en est pas de même dans les pays anglo-saxons ou nordiques, où la précocité intellectuelle est reconnue, même si on ne la définit pas mieux qu'ici.
D'abord que pourrait-on en dire ? Le sujet n'est pas nouveau mais se posait autrement quand l'école n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Le petit Mozart, par exemple, n'interpellait finalement que sa famille qui sut tirer avantage de ce prodige. Gauss, le mathématicien, connut plus de difficultés car déjà il eut affaire à un maître d'école. Ce dernier réagit fort mal, dit l'histoire, à la virtuosité de son jeune élève ; sa méthode était pour le moins hétérodoxe, paraît-il. Il faudrait pouvoir suivre ce que furent l'éducation et la scolarité de ces "génies" pour tenter de comprendre les difficultés qu'ils posent aux pédagogues. On dira que principalement ils mettent mal à l'aise les adultes auxquels ils sont confrontés.
Ce malaise ne se situerait-il pas dans la confusion des générations où ces enfants nous entraînent ? Ces enfants parlent comme des adultes, s'intéressent aux mêmes sujets qu'eux ; souvent ils en savent plus, mais pas mieux. On retrouve cette idée dans la description que Grégoire le Grand fait de Saint Bernard. Il dit de lui qu'il était un homme "d'une vie vénérable, portant un coeur de vieillard dès l'enfance." Que dire de cette adolescente de 13 ans dont les lectures se partageaient régulièrement entre le Journal de Mickey et le journal Le Monde ? Où était l'enfant ? Où était l'adulte ? Ou encore lors de l'émission de télévision à laquelle trois de ces adolescents participaient. L'un d'eux, Hugo interpellait Albert Jacquard comme on le fait d'un égal. Qu'est ce qui relevait de la politesse ou de la confusion des espaces générationnels ?
L'Afrique de l'Ouest voit en eux une réincarnation ou une incarnation divine : ils y sont, paraît-il, acceptés plus facilement. Mais, en France, outre la confusion déjà évoquée, ne s'opposent-ils pas à notre système de valeurs, parce qu'ils sont comme ça ?
Notre école n'a pas vocation à ne s'occuper que de l'élite. Ce n'est qu'à l'issue de l'école et comme aboutissement du travail scolaire que celle-ci peut apparaître. Là sont les valeurs de l'école républicaine, mais en fait les choses sont peut-être un peu moins nettes que ne le sont les discours des praticiens.
Les difficultés de l'enfant précoce
En grande partie, cette position "anti-élitiste" est largement fondée sur le refus du mythe du don. La valeur de l'individu, ses capacités et ses compétences ne s'acquerraient que par le travail produit dans un cadre éducatif. On reconnaîtra chez certains enfants des prédispositions pour telle ou telle discipline dans les domaines artistique ou sportif, plus qu'intellectuel. En tout cas, il est difficile de concevoir l'intelligence comme une qualité innée et différemment distribuée selon les enfants.
Et qu'est-ce que l'intelligence ? Est-ce même une bonne question ? Avec les enfants "intellectuellement précoces", le questionnement autour de la notion d'intelligence aboutit à une impasse. Cet obstacle est balisé par le QI : il existe des enfants à fort QI qui ne posent pas de problème d'insertion scolaire, et d'autres qui en posent. Donc le QI ne suffit pas à définir la précocité intellectuelle comme le signale fort bien Michel Duyme [2] . Pour lui, et pour de nombreux autres chercheurs, la précocité intellectuelle relève aussi de catégories comportementales.
Ce sont ces comportements qui mettent mal à l'aise et qui entraînent souvent les enfants dans la spirale de l'échec scolaire, voire du refus de l'école. Il faudrait donc, comme pour les troubles du langage ou le handicap moteur, déterminer une symptomatologie ou un profil afin d'identifier le sujet et clore un débat idéologiquement connoté ... Parmi les travaux en cours sur le profil de l'enfant intellectuellement précoce, il convient de citer les travaux sur le sommeil, de Grubar [3] . Les enfants intellectuellement précoces présentent des paramètres électrophysiologiques de sommeil spécifiques. La première phase de sommeil paradoxal est raccourcie de façon significative, le nombre de périodes de sommeil paradoxal et leur durée sont beaucoup plus élevés. Ceci est en lien avec une meilleure mémoire à long terme.
Quant aux caractères comportementaux qui s'adressent à l'enseignant, quelques éléments de la classification établie par Webb en 1993 sont révélateurs :
- l'enfant EIP acquiert et retient facilement l'information, donc il ne supporte pas les lenteurs des autres ; il n'aime pas la routine ni les exercices répétitifs ; il peut refuser des compétences fondamentales ; il peut produire des concepts extrêmement compliqués ;
- c'est un enfant qui possède une très grande capacité à conceptualiser mais de façon arbitraire, synthétique et qui aime la résolution des problèmes et l'activité intellectuelle. Il va donc poser des questions embarrassantes ; il est réfractaires aux ordres ; il a des centres d'intérêt excessifs et surtout il attend que les autres soient identiques ;
- l'enfant intellectuellement précoce est un enfant indépendant presque solitaire, qui manie l'humour avec une grande dextérité au risque d'être incompris par ses pairs ;
- et surtout, c'est un enfant qui possède une grande énergie, avec beaucoup de vivacité et d'ardeur. Il est capable de périodes d'intenses efforts. Alors il est frustré par l'inaction mais son ardeur peut gêner les autres. D'ailleurs il peut être perçu comme un hyperactif bien qu'il ait besoin d'être stimulé en permanence.
Sans aller plus loin, car il faudrait parler de dyslexie et de dysorthographie, mais aussi de leurs troubles psychomoteurs ainsi que d'autres caractères, il est aisé de voir combien ces enfants posent de problèmes à l'enseignant. Le problème n'est-il pas celui de la capacité de l'enseignant à apporter une réponse à un enfant particulier en situation d'élève ? Pour autant l'école habituelle peut-elle apporter toutes les réponses à des enfants trop proches des extrêmes de la courbe de Gauss ? De même [4] , ceux que l'on dit "surdoués" sont d'abord des enfants, exactement comme les autres. Pas plus que le terme de "handicapé" ne suffit à définir une personne, celui de "surdoué" ne saurait les décrire. Leurs parents, leurs copains, les reconnaissent comme des êtres uniques, particuliers...
L'école, sa structure, ses objectifs, ses méthodes, ses critères de réussite sont l'objet d'une interrogation.
L'école et ses interrogations
Cette une université d'automne sur les élèves à besoins éducatifs particuliers est le lieu propice à un questionnement sur cet implicite éducatif fondé sur une "normalité". Une fraction d'au moins vingt pour cent des élèves scolarisés a des besoins éducatifs spécifiques. Sur un effectif total de 14 940 000 élèves, apprentis et étudiants (MEN 2003, "grands chiffres"), il y en peut-être trois millions qui sont susceptibles de tirer profit d'un aménagement de notre école.
Parmi les élèves à besoins éducatifs particuliers, les enfants intellectuellement précoces (EIP) ont fait l'objet de deux études récentes. La première est le rapport Hazette [5] : commande du inistère de l'Éducation de Belgique rendue en 2001 par cinq universités nationales. La deuxième est le rapport Delaubier [6] , commande française à une commission ministérielle qui a entendu les divers acteurs du domaine et rédigé des conclusions en 2002. Le document universitaire fait notamment état de syndromes inquiétants chez des enfants aux potentialités attestées par des évaluations psychométriques standardisées incontestables. Contrairement aux idées reçues sur leur ennui, la démotivation, la dépression, la désocialisation, la déscolarisation, une maltraitance assez répandue voire le suicide, sont pour ces enfants une issue que l'on ne peut ignorer.
Deux catégories d'outils viennent aujourd'hui étayer la connaissance des EIP. Il s'agit d'une part des bilans psychologiques, dont les tests psychométriques constituent la partie chiffrée, et d'autre part des techniques d'explorations fonctionnelles du système nerveux qui commencent tout juste à étudier quelques-uns des innombrables circuits neuraux permettant le traitement de l'information dans le cerveau.
Un point de divergence (apparente) demeure entre la définition de la précocité intellectuelle et le seuil du besoin éducatif particulier. La norme internationale en matière de tests psychométriques fixe à deux écart-types le seuil de la normalité, ce qui correspond, sur les échelles des tests de Wechsler (WPPSI, WISC et WAIS), à des Quotients Intellectuels de 70 et de 130. Ce sont des seuils en deçà et au-delà desquels les enfants et adolescents se démarquent notablement de leur classe d'âge. En matière d'éducation la question du seuil se pose dans des termes différents, moins en termes de performances observables, résultats concrets aux tests, qu'en termes de synchronisme avec un groupe classe engagé dans un contrat didactique contraignant. Les conditions d'un enseignement classique, adapté à un "élève épistémique", apparaissent inadaptées à ces élèves trop rapides, trop exigeants et souvent trop dérangeants, qui ne peuvent alors tirer bénéfice de l'école.
Les travaux de Jean-Charles Terrassier portant sur 3000 enfants précoces, concluent à l'existence d'un seuil d'adéquation scolaire bien inférieur au seuil de la normalité statistique précédemment cité. C'est en effet à partir d'un QI de 125 que ce psychologue constate un risque de déscolarisation. Il met donc en oeuvre un calcul simple, dit du "QI compensé" pour juger de l'avance scolaire à donner à ces élèves en décalage. La fraction touchée par ce décalage scolaire (contenus et méthodes) apparaît alors être de 5 % de la population scolaire.
Ce syndrome est d'une ampleur comparable à la dyslexie (6%) à la dyscalculie (6%) et d'une incidence supérieure à quelques autres troubles bénéficiant jusqu'à maintenant d'une attention légitime.
Jean-Jacques Latouille, inspecteur de l'Éducation nationale, responsable de formation à l'École supérieure de l'Éducation nationale de Poitiers,
Pierre-Henri Senesi, formateur à l'Institut universitaire de formation des maîtres de Nice.
[1] "Mon travail d'inspecteur chargé d'une circonscription du premier degré missionné par l'inspecteur d'académie pour répondre aux parents d'enfants intellectuellement précoces, puis les enquêtes que j'ai conduites et les rencontres que j'ai pu faire dans le cadre du groupe de travail conduit par Jean-Pierre Delaubier, m'ont très vite amené à penser que l'institution scolaire et une très grande partie de son personnel rejette l'idée même de l'existence de la précocité intellectuelle. Faut-il prendre pour preuve le fait que le rapport, remis en début 2001, au ministre soit demeuré sans suite malgré une conférence de presse dudit ministre et une très large médiatisation ? Ce ne fut pas le cas du rapport rédigé à propos des troubles du langage qui trouva une mise en oeuvre très tôt après qu'il fut remis au ministre" affirme J.-J. Latouille.
[2] in Cerveau et développement de l'enfant précoce, 26 janvier 2002, Paris, 17 novembre 2001, Marseille, AFEP, éditions Créaxion, septembre 2002,63 pages.
[3] GRUBAR J.-C., La précocité intellectuelle : de la mythologie à la génétique, Mardaga, Liège, 1997.
[4] propos ici de Ph. SENESI.
[5] Les enfants et les jeunes à haut potentiel, ministère de la communauté française de Belgique, rapport final du 31 août 2001.
[6] DELAUBIER J.-P., La scolarisation des élèves intellectuellement précoces, rapport à Monsieur le Ministre de l'Éducation nationale, 15 janvier 2002.
EDUSCOL
Direction générale de l'Enseignement scolaire - 01/11/2004
© Ministère de l'Éducation nationale